Actualités 15.06.2015

Thilo Bode (foodwatch) sur le TAFTA : « On prend les gens pour des idiots »

Déni de démocratie, gel des standards sociaux et environnementaux, bénéfices économiques hypothétiques : dans les colonnes de Greenpeace Magazin, Thilo Bode, président et fondateur de foodwatch alerte sur les dangers du Traité transatlantique.

M. Bode, vous luttez contre un traité qui n’existe pas encore. Pourquoi ? L’accord de libre-échange avec les États-Unis n’est pas encore prêt à être signé. Mais une fois qu’il le sera, les députés ne pourront que voter pour ou contre, sans pouvoir imposer de modification sur le texte. Il sera donc trop tard. De plus, des décisions préalables importantes ont déjà été prises. Le TAFTA rendrait l’Allemagne incroyablement riche ? Aujourd’hui, je veux éviter que nous tombions tous dans ce panneau. Le vice-chancelier Sigmar Gabriel dit même que nos petits-enfants nous maudiraient si nous laissions passer cette chance historique. Cela vaut la peine de se battre aujourd’hui pour mieux en comprendre les enjeux.

On dit que vous avez « le nez » pour les bonnes campagnes : vous l’avez prouvé à la fondation de foodwatch, à l’apogée de l’épidémie de la vache folle. Aujourd’hui, vous venez d’écrire un livre sur le TAFTA, alors que vous pensiez que le sujet était anecdotique voilà encore un an. Pourquoi avez-vous changé d’avis ? Certains détracteurs de l’accord critiquent le principe même du commerce mondialisé. Ce n’est pas mon cas. Au contraire : je suis un grand défenseur du libre-échange, et c’est pour cela que je n’ai d’abord pas vu les dangers du TAFTA. Ensuite, je me suis intéressé aux détails et j’ai découvert ses dangers pour le consommateur et la démocratie. À un moment, je n’ai plus cessé d’y penser. Depuis, je suis devenu certain que les grandes entreprises veulent se saisir de l’occasion pour empêcher les réglementations qui les gênent. Elles en ont toujours rêvé – et c’est contre cela que nous devons agir.

Le grand public voit cela d’un autre œil. Selon l’enquête d’Eurobaromètre, une majorité de citoyens européens (58 %) soutient l’accord de libre-échange avec les États-Unis. Les chiffres étaient les mêmes en Allemagne, mais aujourd’hui, seule une minorité soutient le TAFTA. Dans d’autres pays, le débat n’a pas encore progressé autant qu’en Allemagne. Beaucoup de gens ne savent à l’évidence pas ce qui les attend. C’est aussi vrai pour de nombreux responsables politiques. Ils entendent « libre-échange » et crient hourra. Presque aucun d’entre eux ne se préoccupe des détails. Mieux les citoyens connaissent le traité, plus ils sont critiques.

Dans les décennies passées, l’UE a conclu plus de 50 accords commerciaux avec des États d’Asie, d’Afrique et d’Amérique du Sud. Ces traités n’ont presque jamais fait l’objet d’un débat public. Il s’agissait principalement de supprimer les droits de douane. Ces négociations avec les États-Unis ne visent pas à parvenir à un accord commercial classique, mais à un traité bien plus large.

C’est-à-dire ? Généralement, les deux parties bénéficient de la suppression des droits de douane entre deux partenaires commerciaux. Le TAFTA est axé sur des questions de réglementation, et par là je n’entends pas seulement les normes techniques industrielles : l’objectif est de rapprocher (ou de reconnaître mutuellement) des standards sociopolitiques relatifs à la protection des consommateurs, des données et de l’environnement ainsi qu’aux droits des travailleurs, et ce afin de permettre aux entreprises d’augmenter leurs profits. Toutes les dispositions visant à protéger les consommateurs ou l’environnement sont considérées comme des entraves au commerce. Elles représentent des coûts pour l’industrie qu’il convient de faire baisser. Avec de nouvelles réglementations sur les douanes et les normes techniques, cela crée un cocktail inédit et très dangereux.

La Commission européenne et le gouvernement allemand soulignent toutefois que l’on ne négociera pas les lois les plus fondamentales. En font partie des textes sur les OGM ainsi que la protection des animaux, de l’environnement et des consommateurs. Dans les négociations autour du TAFTA, il n’est pas question de changer les lois du tout au tout. La question cruciale consiste plutôt à comprendre comment l’Allemagne et l’UE pourront adopter des réglementations à l’avenir. L’accord réduira nettement la marge de manœuvre du législateur. Je n’attends rien de bon d’une situation où nous devrons attendre la validation de notre partenaire commercial pour améliorer l’étiquetage de nos aliments ou les conditions de vie des animaux d’élevage.

Comment pouvez-vous être certain des conséquences de cet accord ? À ce jour, les gouvernements européens n’ont été chargés que de mener des négociations. Non. Nous connaissons déjà de nombreux principes. Le mandat de négociations est lui aussi très révélateur, surtout lorsque l’on fait attention à ce qu’il n’évoque pas. Par exemple, le principe de précaution, qui permet d’exclure des risques pour le consommateur en ce qui concerne les produits chimiques, les additifs alimentaires et les OGM avant qu’un produit ne puisse arriver sur le marché, n’y est pas même mentionné.

En ce moment, l’UE négocie avec le Canada le CETA, une sorte de calque du TAFTA. Dans ce cadre, le Canada n’a le droit d’exporter en Europe que de la viande de bœuf non traitée aux hormones de croissance. Cela ne montre-t-il pas que des négociations intensives peuvent protéger le consommateur même dans le cas du TAFTA ? Ce sont des mesures symboliques. Le TAFTA ne fera pas débarquer en rayon de la viande aux hormones ou des poulets au chlore. Par ces points de détail, les politiciens veulent montrer qu’ils s’intéressent aux consommateurs. Cette question évite le cœur du problème : avec le TAFTA, comment pourrons-nous encore améliorer nos standards à l’avenir ?

Si l’on rapproche les standards entre l’UE et les États-Unis, on pourrait aussi parvenir à de meilleures réglementations, par exemple sur la question des émissions des centrales à charbon : les limites américaines sont plus sévères que les nôtres. Nous pourrions donc en profiter nous aussi. Ce pourrait être le cas. Cependant, il faut toujours veiller à ce que la région ayant les limites les moins contraignantes – ici, l’UE – ne se rebiffe pas. Peut-être que ces négociations permettront de parvenir à des valeurs médianes.
Le résultat reste-t-il donc ouvert ? Tout cela n’est pas très important si l’on comprend que le traité ne vise pas à négocier de nouveaux standards, mais à les geler dans leur état actuel.

Que voulez-vous dire ? L’argument des pro-TAFTA qui consiste à dire que les standards européens – prétendument stricts – ne seront pas affaiblis ne peut pas nous satisfaire. Car les décisions inscrites dans le TAFTA ne pourront plus être modifiées unilatéralement à l’avenir. Pourtant ce serait très urgent – pensez aux conditions d’élevage des animaux ou à d’autres aspects de l’agriculture ! Si l’accord définit des standards, l’UE aura besoin de l’aval des États-Unis avant de les modifier. La « coopération réglementaire » prévoit également la participation des entreprises. Si des élus américains et des multinationales ont une voix au Bundestag et au Parlement européen, il nous sera difficile de développer nos standards.

Pouvez-vous nous donner un exemple ? Prenez la bataille autour des sucres, des graisses et du sel dans les aliments. Si la labellisation actuelle des valeurs nutritives est adoptée comme standard, elle deviendra beaucoup plus difficile à améliorer.

Le ministre allemand de l’Économie Sigmar Gabriel a publié une tribune conjointe avec la DGB (Confédération syndicale allemande proche du parti social-démocrate, NdT) sur le TAFTA. Il y explique que l’accord va « améliorer les standards économiques, sociaux et écologiques » et « créer une concurrence juste et de bonnes conditions de travail ». C’est prendre les gens pour des idiots. Le TAFTA vise à démanteler les réglementations. Personne ne négocie de réglementations supplémentaires.

Le secret des négociations constitue l’une des grandes réticences envers le TAFTA. Le texte du mandat a été validé et la nouvelle commissaire européenne chargée du dossier, Cecila Malmström, s’est engagée à publier à l’avenir tous les dossiers de négociations de l’UE. Seule une partie des documents est publique. Les demandes américaines restent tout à fait incertaines. Dans la mesure où, en tant que citoyen ou en tant que député, on ne peut pas comprendre où en sont les négociations, le processus reste tout à fait opaque. C’est inacceptable. On ne parle quand même pas de désarmement militaire…

… mais du plus grand accord de libre-échange de l’Histoire. Est-il réaliste de discuter de cela devant les caméras ? Ce n’est pas la question. Si l’on négocie des standards de politique sociale, les élus du peuple doivent avoir voix au chapitre, et ce avant que le texte ne soit terminé. Toute autre solution met en danger la démocratie.

Toutes les négociations visant à former des coalitions ont lieu à huis clos. Les délégués ont simplement le droit de voter à la fin. Si l’on suit votre argument, ce type de négociations constituerait un danger pour la démocratie... Mais nous n’entrons pas dans une coalition avec les États-Unis ! Plus sérieusement, évidemment, il existe des négociations de tout type. Certaines doivent rester secrètes pour de bonnes raisons, d’autres non. En l’espèce, il s’agit de négociations profondes, qui auront un impact sur la vie de millions de gens. Elles doivent impérativement être transparentes.

La critique est une chose, mais le TAFTA devrait apporter croissance et emploi. Vous écrivez dans votre livre que les effets que l’on peut en attendre sont « dérisoires ». Pourtant, certaines études prévoient une croissance de 4,7 % dans les 10 à 15 prochaines années, alors que d’autres comptent sur 0,5 %. Pourquoi croyez-vous les estimations les plus pessimistes ? Je ne me fie pas aux plus pessimistes. Toutes les études sur l’effet du TAFTA sont hypothétiques par nature. Mais même les prévisions les plus optimistes ne sont pas réjouissantes. Notre croissance ne passerait pas à 4,7 % par an, mais elle augmenterait de 4,7 % sur dix à quinze ans. Rapporté à un taux annuel, ce n’est pas énorme. Et c’est l’estimation qui correspond à un scénario où les États-Unis deviendraient quasi-membres de l’UE. C’est peu crédible.

Au lieu de discuter d’études, penchons-nous sur une étude de cas : l’accord entre l’UE et la Corée du Sud. Depuis plus de quatre ans, les droits de douane et les entraves commerciales entre ces deux partenaires font partie du passé. Les exportations de l’Union à destination de la Corée du Sud ont augmenté de 35 %. C’est plutôt bien, non ? La comparaison n’a pas lieu d’être. Les pays asiatiques ont des droits de douane traditionnellement très élevés. S’ils les font baisser, les effets se font sentir. Par contraste, il n’existe entre les USA et l’Union européenne presque plus de droits de douane.

Rien que le secteur automobile allemand paye 1 milliard en droits de douane aux USA. C’est un chiffre qui semble élevé. Mais d’un point de vue macro-économique, il est marginal.

Dans votre ouvrage, vous avancez que le TAFTA « inscrit dans les textes législatifs les intérêts des grandes entreprises ». Vous faites allusion à la création des tribunaux d’arbitrage dans lesquels les entreprises peuvent engager des poursuites contre l’État si elles se sentent lésées. Quels en sont les dangers concrets ? L’inscription en droit des intérêts des grandes entreprises est causée par la limitation des marges de manœuvre du législateur quant au commerce transatlantique. Les tribunaux d’arbitrage sont un problème supplémentaire. Entre des États de droit très développés comme les États-Unis et les pays de l’Union, cet instrument visant à protéger les investissements n’est pas nécessaire. De plus, je pense que sa constitutionnalité est douteuse.

Pour quelle raison ? Ces tribunaux délivrent des jugements hors du système de droit normal. Cela fait naître une justice parallèle. Les jugements de ces institutions ont force obligatoire : l’Allemagne pourrait donc être condamnée à payer des dommages et intérêts à un investisseur qui se sent lésé par sa politique. Les États devraient alors constituer des réserves pour se protéger contre ce type de plaintes. Les tribunaux d’arbitrage empiètent sur la souveraineté budgétaire de l’État. Je trouve cela très problématique.

Au cours de l’été, les États-Unis veulent signer un accord similaire avec onze États de la zone Pacifique. Ne pensez-vous pas qu’il sera trop tard pour tenter de peser sur la question des standards si l’on stoppe le TAFTA maintenant ? L’argument fallacieux qui consiste à dire que l’Europe raterait le train de la modernité fait rapidement croire que si nous ne participons pas, nous n’aurons plus de courant et nous plongerons dans la pauvreté. Cela va vraiment trop loin. Le succès d’une région économique ne dépend pas du TAFTA mais de sa capacité à créer des produits innovants pour les besoins de demain. J’aimerais que l’Europe fasse preuve d’un peu plus de confiance en elle.

Vous voulez torpiller le TAFTA. Ne doit-il pas y avoir d’accord de libre-échange ? Si. Mais pour abolir les droits de douane et harmoniser les longueurs de vis et la couleur des clignotants automobiles, il n’y a pas besoin de signer un accord si colossal, qui attaque profondément notre système juridique et notre démocratie.

Article paru dans l'édition 3.15 de "Greenpeace Magazin"