Actualités 06.05.2020

De la ferme à la fourchette : le pouvoir du consommateur

foodwatch/Christian Plambeck

Traduction de la tribune “Farm to fork : Consumer power”, publiée le 6 mai 2020 sur Euractiv

Notre survie collective ne peut pas dépendre de choix de consommation individuels. La politique alimentaire est trop importante pour être laissée aux entreprises qui fabriquent et commercialisent notre nourriture. Un véritable changement ne sera possible que si l’Union Européenne se fixe des objectifs plus clairs et plus audacieux, et prend des mesures pour réduire l’impact de notre alimentation sur l’environnement et la santé. Le maintien du business as usual ne peut être une réponse à la crise, écrit Thilo Bode.

Imaginez une politique européenne sur le coronavirus qui déclarerait que les responsables de la santé publique et les gouvernements n’ont aucun rôle à jouer dans la protection de leurs citoyens. Une politique selon laquelle la réaction à la pandémie serait laissée au choix des consommateurs, au marché libre et aux entreprises pharmaceutiques auto-régulées.

Il faudrait être fou pour penser que c’est une bonne idée.

En tant que directeur de foodwatch International, je travaille sur les questions de sécurité alimentaire depuis près de vingt ans. 

J’ai observé avec une inquiétude croissante l’échec des politiques européennes à s’attaquer aux impacts environnementaux et sanitaires de l’agriculture moderne – impacts qui représentent aujourd’hui une menace existentielle pour la vie sur notre planète en raison des émissions de CO2, de l’épuisement des terres et de l’empoisonnement de notre air, de notre sol et de notre eau. 

Quand environ deux milliards de personnes dans le monde n’ont pas accès à une alimentation sûre, saine et suffisante, que 650 millions souffrent d’obésité et que 460 millions d’adultes sont en sous-poids, il y a clairement un problème systémique. 

La proposition de la Commission européenne d’un Green New Deal (dont fait partie la stratégie « de la ferme à la fourchette ») promettait un nouveau départ, une transformation de notre système alimentaire mondial. 

Mais j’ai commencé à déchanter quand j’ai lu ce passage dans une version fuitée de la stratégie « de la ferme à la fourchette » qui a atterri sur mon bureau. 

« Les choix des citoyens dictent quelle nourriture est produite, de quelle manière, et comment elle peut contribuer à une meilleure santé ».

De nombreuses déclarations similaires rendent hommage aux consommateurs qui veulent des choix plus respectueux de la planète, et au rôle important des producteurs et des distributeurs de denrées alimentaires - offrant volontairement ces choix. 

J’ai cherché, en vain, des idées audacieuses, novatrices et originales, dignes d'un plan pour assurer notre survie.

Au lieu de cela, nous avons un plan consacré à la survie d’une seule chose : le business as usual. Car au cœur de cette « nouvelle politique » se trouve un mythe très ancien. La vision du consommateur-roi. Pour les acteurs de l’industrie agroalimentaire, c’est un rêve. Pour nos enfants, c’est un cauchemar. Et pour les ONG et militants, cela représente un piège, dans lequel on a joué un rôle.

Depuis des décennies, nous encourageons les consommateurs à faire des choix éthiques. Nous avons dit aux citoyens que chaque achat d’un produit constituait un vote en faveur de celui-ci. Et les industries ont appris à utiliser cela, à la manière d’un judoka.

Lorsque nous disons aux consommateurs qu’ils peuvent changer le monde grâce à leurs choix, et que de véritables choix existent, certains le font bien sûr, mais la plupart choisissent l’option la moins chère. Ce n’est pas un choix contraire à l’éthique, mais plutôt un choix rationnel cohérent avec les lois de la concurrence qui prévalent dans l’économie de marché. 

La qualité de l’alimentation ne peut se mesurer à son prix. Bon marché ne signifie pas mauvais ; cher ne signifie pas bon. Par conséquent, la pensée rationnelle est : j’achète l’option la moins chère. Si j’achète l’option la plus chère et que personne d’autre ne le fait, alors je dois être le dindon de la farce.

Il n’y a qu’un seul moyen pour décourager les mauvais choix en matière d’environnement et de santé, et ce n’est pas de faire appel à l’éthique individuelle. Il s’agit de veiller à ce que les coûts réels d’un produit soient intégrés dans son prix.

En-dehors de Greta Thunberg, combien de nos militants les plus actifs dans le domaine du climat renoncent systématiquement à prendre l’avion lorsqu’un billet d’avion coûte un tiers du prix et est quatre fois plus rapide ? Ce n’est pas un choix juste, c’est de l’extorsion éthique.  

Pire encore, nous savons déjà que les initiatives volontaires dans le secteur alimentaire ne sont pas efficaces. Les réformes agricoles allemandes au début du siècle visaient à faire passer le pourcentage de terres agricoles biologiques à 20 % en l’espace de dix ans. Vingt ans plus tard, ce chiffre est à 10 %. L’alimentation biologique ? C’est 5 % des ventes totales. 95 % des aliments que nous consommons aujourd’hui sont encore cultivés de manière conventionnelle, deux décennies après que l’on ait demandé aux consommateurs allemands, motivés, de promouvoir la réforme agricole.

Et pourtant, on continue de nous dire que l’individu détient tout le pouvoir. Il ne tient qu’à nous de sauver les abeilles, de réparer le climat et d’arrêter la déforestation de l’Amazonie avec le pouvoir de notre portefeuille. 

L’industrie aime l’idée que c’est nous, et non eux, les responsables du changement.

Les gouvernements s’en servent volontiers comme excuse pour justifier leur inaction. Les consommateurs adorent car cela paraît démocratique. Mais en fin de compte, un revirement Orwellien transforme les victimes en coupables, responsables de leurs propres préjudices.

Notre survie collective ne peut dépendre de choix individuels de consommation. La politique alimentaire est trop importante pour être laissée aux entreprises qui fabriquent et commercialisent notre nourriture. Et qui rédigent une grande partie du contenu de cette politique.

Un véritable changement ne sera possible que si l’UE se fixe des objectifs plus clairs et plus audacieux, et prend des mesures pour réduire les effets de notre alimentation sur l’environnement et la santé. Une surveillance musclée. Et des prix plus élevés reflétant les coûts réels et offrant une réelle protection aux consommateurs.

Cela dépendra de la faculté des gouvernements à accepter que leur mission première ne soit pas de dorloter l’industrie, mais de protéger nos citoyens, leur planète et leur avenir. Le Green Deal européen et la stratégie « De la ferme à la fourchette » doivent être les moteurs de cette mission. Et aujourd’hui, c’est loin d’être le cas.

Il existe encore une chance de leur conférer une véritable substance, si suffisamment de groupes de consommateurs, d’associations, de gouvernements et d’autres acteurs l’exigent. 

Adam Smith nous a dit que la « main invisible » du marché répondrait à tous les besoins de l’humanité.

La pandémie COVID-19 nous apprend que le marché sans entraves ne nous sauvera pas.

Il est essentiel que les gouvernements apportent des réponses plus déterminées et proactives face aux menaces. Nous pouvons et devons faire des choix difficiles pour privilégier la vie humaine à la croissance économique. Et le maintien du business as usual ne peut être une réponse à la crise.

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